C'est l'heure de la pause à l'école La Pomme, dans le quartier de Delmas. Les jeunes filles bien mises dans leur uniforme orange croisent les petits garçons de 6/7 ans, qui jouent dans la cour. Cette institution primaire et secondaire accueille plus de 300 enfants. C'est une des rares écoles publiques du quartier, elle reçoit donc les plus pauvres. En Haïti, l'éducation n'est pas assurée par l'État. Les institutions publiques sont rares : 75 % des écoles sont privées, chères et souvent de mauvaise qualité. L'éducation est un véritable luxe.
Les effectifs se réduisent
La Pomme partage un bâtiment bringuebalant avec une autre institution, privée. Elle dispose de six salles pour 300 élèves de 6 à 15 ans. Les enseignants ont en temps normal environ 50 élèves par classe... Mais depuis les émeutes de la faim, les habitants de Port-au-Prince craignent pour la sécurité de leurs enfants. Les écoles se sont vidées... Plus de 45 % des enfants haïtiens sont déscolarisés. La crise alimentaire et la hausse du coût de la vie en Haïti risquent de faire grimper dangereusement ce taux.
Pierre-Alex Thionville enseigne aux classes primaires à La Pomme. Il constate que « les effectifs ont été réduits... Chaque jour, il manque un peu plus d'élèves. Les activités ralentissent. Cela a de graves répercussions sur le budget des familles. Les parents vont au marché de longues heures pour gagner de l'argent et payer l'école, et les enfants restent à la maison. »Il ajoute qu'un « enfant qui est en 4e année et qui n'arrive pas à boucler l'année va devoir recommencer et cela risque de ralentir son avenir ».
Malgré le retour au calme, les classes continuent de se vider. Enock Alexis enseigne à mi-temps à La Pomme, mais aussi dans d'autres établissements. Il constate que, même dans les écoles privées où les parents en théorie ont plus de moyens, certains élèves ne viennent plus en cours...« Plein d'entreprises ont été brûlées, cassées, pillées, pendant les émeutes de début avril,raconte Enock. Les parents ne vont plus travailler. Ceux qui viennent à l'école habitent tout près. Les autres restent à la maison ».
Avec le doublement du coût de la vie, beaucoup d'Haïtiens doivent choisir entre nourrir leurs enfants ou leur payer l'école... « Le gouvernement ne subventionne pas les écoles privées, les parents doivent tout payer », ajoute Sheila Maximilien, spécialiste des questions d'éducation au sein de l'association américaine Catholic Relief Services. De plus, les écoles publiques sont rares, elles accueillent d'abord les plus démunis. « Une école publique coûte 80 dollars américains par an ; pour une école privée, cela peut aller jusqu'à 200 dollars. La classe paysanne n'envoie même pas ses enfants à l'école, et à présent même la classe moyenne commence à pâtir de la situation ».
Mélissa CHEMAM.
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SUR LE TERRAIN22/04/2008 à 15h36
Haïti : malgré un apaisement, la situation reste explosive
Des partisans d’Aristide, l’ancien président, demandant son retour (E. Munoz/Reuters).
(De Port-au-Prince, Haïti) Les émeutes de la faim se sont apaisées en Haïti, mais le calme ne règne pas pour autant parmi les habitants des quartiers pauvres. Vendredi, ils ont été plusieurs centaines à se retrouver en centre-ville, pour à nouveau manifester.
Leur credo : défendre leurs droits et ceux des milliers d’autres employés de la société Téléco, l’entreprise nationale de télécommunication. Du fait de la récession économique, la firme a dû licencier massivement ces dernières semaines. Le président haïtien, René Préval, veut réduire le nombre de fonctionnaires, en accord avec le plan d’inspiration néo-libérale établi il y a plusieurs mois.
Les manifestants protestent en défilant, accompagnés de musiciens et en chanson. « On ne peut plus supporter cette misère… On ne peut pas trahir notre sang… celui d’Aristide », scandent-ils à tue-tête. Ces hommes sont pour la plupart proches du Parti Lavalas, celui de l’ancien président Jean-Bertrand Aristide, en exil en Afrique du Sud. Un parti populiste, à tendance socialisante, dont le succès repose en grande partie sur les mécontentements des plus pauvres.
Les « diktats » du FMI critiqués par les manifestants
Sous les regards solidaires des habitants qui partent à la recherche de denrées alimentaires, ils défilent entourés de casques bleus de la force de maintien de la paix de l’Onu, la Minustah, et de dizaines de policiers. Ils se dirigent vers le Sénat. « Préval ! nous voici, les licenciés », crient-ils aux abords du Parlement, dans une atmosphère festive.
L’un d’eux se fait porte-parole des laissés pour compte :
« Aujourd’hui, le peuple haïtien s’est levé pour demander son dû, pour demander de nouvelles mesures pour les plus pauvres, pour exiger du travail et le retour immédiat du président Aristide ! “
Ce qu’ils critiquent principalement, c’est le choix du Président et de son ancien gouvernement de ‘s’inféoder aux diktats des bailleurs de fonds internationaux, aux exigences ultra-libérales du FMI’.
Au bout de quelques minutes, un sénateur descend s’adresser aux manifestants. Rudy Heriveaux, membre du Parti Lavalas, flatte la foule :
‘Ces licenciements sont inacceptables ! L’Etat doit soutenir les travailleurs et mettre fin au plan libéral qui saigne à blanc le pays.’
Au bout de quelques heures, la manifestation se disperse. Celle-ci sera restée pacifique. Mais pour le président Préval, qui doit nommer dans les prochains jours un nouveau Premier ministre pour remplacer Jacques-Edouard Alexis, elle vient lui rappeler que la population haïtienne est toujours prête à se mobiliser si rien ne change…
Après les émeutes, la faim reste toujours présente
Les plus pauvres manquent toujours de tout. Dans le quartier de Cité Soleil, le plus démuni de la capitale, les habitants comptent sur les distribution de nourriture de la Minustah, présente en Haïti depuis 2004.
Samedi dernier, dans les locaux de l’école Saint-Vincent-de-Paul, une distribution de riz a bien été organisée par la Mairie. Mais les quelques centaines de sacs de 25 kilos ont surtout fait des laissés pour compte. Seules 1 000 cartes d’approvisionnement ont été distribuées auprès auprès des plus âgés, et des plus démunis.
Pour être servi, il faut attendre des heures sous le soleil. Au bout de la longue file d’attente dans la cour de l’école, les habitants du quartier parviennent à entrer dans le hall où sont stockées les denrées.
Au final, chacun reçoit un sac de riz. Les plus démunis obtiennent aussi un petit sac de haricots. Les vieilles femmes repartent avec leur sac sur la tête, fatiguées de la longue attente et dépitées. La plupart ont des familles nombreuses a nourrir, et elles savent que le riz ne leur durera que quelques jours.
Une femme pleure :
‘J’ai neuf enfants et trois petits-enfants. Ils ne vont pas à l’école, évidemment, ils restent à la maison. J’habitais dans la région agricole de la Tibonite. Mais on a tout perdu après un cyclone, on a alors décidé de venir dans la capitale. Mais il n’y a eu aucun travail pour nous. Mon mari est mort de faiblesse, je n’ai pas honte de le dire, la faim l’a tué.’
Le maire de Cité Soleil se justifie :
‘On a été obligés de cibler les personnes les plus fragiles parce les stocks de la Minustah ne sont pas inépuisables... Cité Soleil est un quartier plus frappé que les autres, avec ses 400 000 habitants, dont de nombreux exclus. Nous espérons que la prochaine distribution pourra toucher aussi les jeunes.’
Haïti, un pays depuis longtemps en crise
Joël Boutreau est coordinateur résident des Nations unies en Haïti. Selon lui, les émeutes de la semaine précédente n’ont fait que révéler à la planète une crise sociale qui dure depuis longtemps :
‘Plus de 50% du pays vit avec moins d’un dollar par jour. Les terres sont arides, érodées. Le pays importe tout, ne reçoit presque aucun investissement, et n’a développé aucune industrie. C’est une situation assez unique par rapport aux autres pays qui connaissent une crise alimentaire.’
Pour les acteurs du développement, il faut avant tout mettre les Haïtiens au travail, et miser sur les activités à haute intensité de main-d’œuvre. ‘L’agriculture, bien sûr, et les cantines scolaires aussi doivent être reprises en main par les producteurs haïtiens’, ajoute M. Boutreau. ‘Et puis, il faut que l’Etat améliore la gestion des services publics’, insiste-t-il.
‘En Haïti, tout est privatisé : l’éducation, la santé, les transports, etc. L’Etat n’assure aucun filet social. N’importe qui peut ouvrir une école ou un hôpital ici. 90% des écoles sont privées, et souvent elles n’ont d’écoles que le nom, c’est un scandale. Ce pays de neuf millions d’habitants a un vrai potentiel, agricole, touristique, culturel aussi, il ne faut pas l’oublier, et garder espoir.’
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