Un article élaboré et passionnant autour du groupe le plus doué de sa génération et la culture de son pays, le Royaume-Uni... par une historienne passionnée!
Posté sur le site Hypothèses.org, proposant un espace de blogs aux chercheurs en histoire.
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Ici c’est Bristol. L’empire Massive contre Attack
Dans la musique anglaise, il y a un avant et un après Blue Lines, album fondamental de 1991. Un disque constat, post moderne, qui affirme que le futur s’écrira désormais sur les décombres du passé.[1] Ses mots définitifs de Jean-Daniel Beauvallet introduisent une interview exhumée d’un numéro de 1992 du mensuel Les Inrockuptibles pour lequel il travaille toujours. Elle a été retenue pour ouvrir le numéro anniversaire publié pour les trente ans de la revue en février 2016.
On relit souvent le passé en chaussant les lunettes du présent ; grâce à elles, on perçoit peut être mieux aujourd’hui qu’au début des années 90 à quel point Massive Attack fut un groupe majeur du paysage musical des deux décennies qui enjambent le XXè et le XXIè siècles. Le groupe a fait bien moins de couvertures des Inrockuptibles que PJ Harvey ou Blur. Pourtant, dès 1998 l’hebdomadaire se demandait déjà si la formation de Bristol n’était pas le groupe le plus important des années 90.
Des villes, des quartiers, des rues, de simples bâtisses (clubs, studios) et même des murs dessinent depuis les années 60 une géographie culturelle britannique dense, renouvelée et connectée au monde. Londres a swingé autour de Carnaby Street dans Soho pendant que les Beatles et les groupes du Mersey Beat ambiançaient le Liverpool des sixties et les Clash ont électrisé l’ouest londonien autour de Ladbroke Grove. Au début des années 80, Joy Division a fait de Princess parkway un décor de désolation urbain glacé immortalisé par K. Cummins en parfaite osmose avec ses compositions. Dix ans plus tard, entre les lignes jaunes et noires de l’Haçienda de Manchester, la ville s’est métamorphosée en une nuit interminable, chatoyante et festive. Pour sa part, Massive Attack peut se targuer d’avoir façonné et transformé le paysage musical et artistique de Bristol et a fortiori de l’Angleterre en le mettant sur les rails d’un nouveau millénaire.
Avec son livre En dehors de la zone de confort, consacré à l’histoire d’un groupe d’artistes, de leur ville et de leurs révolutions[2], Melissa Chemam se focalise justement sur cette modeste ville portuaire de l’ouest de l’Angleterre. Ce faisant elle comble opportunément un vide. En effet, s’il existe en français, une sorte d’abécédaire consacré à Massive Attack, celui-ci est désormais daté[3]. La mise à jour qu’opère l’auteure embrasse bien plus largement le sujet qui a surtout été documenté par les anglo-saxons[4]. Au fil des pages, elle arpente la ville, ses rues, ses clubs, ses disquaires, ses studios, ses galeries, ses cafés qui font de ce territoire un véritable bouillon de culture. De ce côté-ci de la Manche, on ne retient paresseusement de Bristol et de ses artistes, que deux figures. Le street artist Banksy à l’identité mystérieuse et Massive Attack auquel il est souvent associé et parfois faussement assimilé[5]. Il faut dire que ses projets secouent régulièrement l’actualité nationale et européenne (le 8 mai dernier, Banksy revisitait le drapeau de l’UE en raison du Brexit) et internationale (l’artiste vient d’ouvrir un hôtel à Bethléem, décoré entièrement par ses soins offrant une vue imprenable sur le mur qui sépare la Cisjordanie d’Israël). Avec et grâce à eux, mais aussi grâce à celles et ceux qui leur ont emboité le pas, s’en sont inspirés ou les ont côtoyés, Bristol est devenue une des capitales culturelles les plus importantes du Royaume-Uni et d’Europe à laquelle la ville reste foncièrement attachée. Ainsi, 75% de ses citoyen.nes se sont prononcé.es contre le Brexit. Mélissa Chemam qui garde la question politique dans sa ligne de mire tout au long de son étude explique ce choix. Bristol est une ville de brassage, ouverte à de multiples influences ; la scène artistique qui s’y est épanouie en est la parfaite illustration. Unique, inventive, elle a fait à son échelle modeste le pari de l’échange et de l’altérité pour s’imposer comme un des pôles culturels majeurs de la planète.
– Entre circulations musicales et subcultures urbaines, l’émergence d’une scène locale
L’auteure a choisi de suivre un ligne du temps. L’approche chronologique lui permet de replacer l’histoire culturelle de Bristol dans celle de l’Angleterre. Cependant d’autres axes de réflexion structurent son travail : elle accorde notamment une attention particulière aux circulations musicales qui forgent le Bristol Sound. La centralité de la question sociale pour comprendre la fabrique de la production artistique et culturelle locale en est un autre. Enfin, Mélissa Chemam donne aux réseaux et chaines de coopération de différentes natures une place de choix dans son ouvrage.
La ligne du temps débute au XVIIè siècle. A l’instar de Bordeaux ou Nantes en France, Bristol port majeur de la traite Atlantique – le troisième en Angleterre après Liverpool et Londres – a gardé de nombreux stigmates de ce passé. Avec plus de 2100 expéditions organisées entre 1698 et 1807 – date de l’abolition – Bristol rivalise avec Nantes ; quelques 500 000 esclaves ont traversé l’océan sur ses bateaux (surnommés les black birds)[6] affrétés pour gagner l’Afrique puis l’Amérique et les Caraïbes avant de rentrer au port. La ville compte encore de nombreuses maisons cossues, propriétés d’anciens négriers ; une des ses principales salles de spectacle porte le nom d’Edward Colston dont la statue trône en centre-ville[7]. Marchand du XVIIè siècle, il équipa la ville en écoles et hôpitaux grâce à la fortune amassée en trafiquant des esclaves. Si l’urbanisme et la toponymie gardent des traces de la traite, la population de la ville est également l’héritière de ces circulations humaines entre les deux rives de l’Atlantique. Une importante communauté caribéenne, majoritairement jamaïcaine, vit désormais à Bristol. Elle constitue 5% de la population de la ville. Arrivée massivement dans les années 50-60, elle a été employée à reconstruire le centre grandement endommagé durant le blitz. À partir de 1962 Commonwealth Immigrants act[8] met un terme à ce flux migratoire. Entre temps, le quartier de St Paul est devenu un véritable ghetto ethnique caribéen. Ce petit territoire concentre une population déclassée marquée par le chômage, la précarité et la pauvreté. En avril 1980, bien avant Brixton, Toxteth ou Notting Hill, Saint Paul s’enflamme. Une série d’émeutes initiées par les jeunes immigrés harcelés par la police rappelle que la jeunesse anglaise a le goût de la rébellion. Sur ce terrain punks et jeunes noirs scellent des alliances fécondes pour contrer l’ordre dominant, ils se chargent ensuite de réinventer la bande son de la ville.
Mélissa Chemam, une fois posées les fondations du Bristol sound, se consacre à sa fabrique en identifiant lieux et acteurs clés. Dans les années 80, tout se joue dans un club de St Paul, le Dug Out. La jeunesse férue de musique s’y retrouve. Certains préfèrent le post punk, d’autres sont clairement des partisans de la manière jamaïcaine avec DJ et sound systems. C’est dans ce lieu qu’incube ce qui deviendra The wild bunch, collectif aux gouts hétéroclites regroupant différents DJ parmi lequels on trouve Paul « Nellee » Hooper, Grant Marshall aka Daddy G et Miles Johnson aka DJ Milo. Ils importent des vinyles de hip-hop en provenance de New York afin de faire danser la jeunesse locale quelque soit sa couleur de peau : entre les soirées du Dug Out et le carnaval de Saint Paul, les sonorités se mélange, le brassage des influences s’opère. Sur le modèle des cultures urbaines nord-américaines, les graffeurs impriment leurs marques sur les murs de la ville. Parmi eux, Robert del Naja et Andrew Volwes rejoignent la horde sauvage[9] au mitan de la décennie : on les connaît alors sous les pseudos de 3D et Mushroom.
Subcultures, métissages, rébellion et underground, autant d’ingrédients qui s’amalgament pour faire émerger une scène musicale originale et prometteuse.
– Réseaux réticulaires et mutations musicales, l’apothéose Massive Attack
Au milieu des années 80, une première mutation des réseaux du wild bunch s’opère. Le collectif se disloque à la suite d’un séjour au Japon. Une partie de ses membres s’installe à Londres. Leur renommée en tant que DJ est déjà faite et leurs performances retiennent l’attention d’acteurs locaux et de maisons de disques. D’un autre coté à Bristol, le Dug Out ferme, tandis que les tensions sociales et raciales ne retombent pas : de nouvelle émeutes ont lieu à St Paul en 1986. Nellee Hooper et DJ Milo repérés par Nenneh Cherry entrent en contact avec le producteur Cameron McVey compagnon de cette suédoise qui connaît bien la scène de Bristol[10]. Les deux DJ rappellent 3D et Mushroom, incorporent dans leur équipe une jeune chanteuse Shara Nelson ainsi qu’un garçon marginal et torturé, Tricky. La chaine de coopération qui relie Londres à Bristol opère une nouvelle mutation quand Nellee Hooper rejoint Soul II Soul tandis que DJ Milo s’exile loin de l’Europe. Le wild bunch est mort, vive Massive Attack.
Restent Daddy G, Mushroom et 3D. Aucun d’entre eux ne joue d’un instrument mais chacun est sensible aux sonorités urbaines ; le choix de sampler des morceaux pour faire de la musique s’impose progressivement. Dans la fabrique du son, la machine peut désormais supplanter l’instrument[11], et le trio se lance dans cette révolution expérimentale. Ce sont les réseaux du wild bunch qui lancent la carrière discographique du groupe. Neneh Cherry demande à 3D d’assurer la partie rappée de Man child tandis que Mushroom intervient comme DJ sur Buffalo Stance, les deux hits de son premier album. Cameron McVey guide le trio vers Johnny Dollar et Andy Allen pour l’enregistrement et la production de Blue Lines, leur premier album. On y retrouve Shara Nelson et Tricky ainsi qu’Horace Andy pour ce disque d’exception lancé par le single Unfinished sympathy et son vidéo clip en forme de long plan séquence.
Lancée sur la piste des réseaux et de leurs mutations successives, Mélissa Chemam suit le groupe dans ses recompositions et ses collaborations multiples. On y remarque une forte présence féminine. Massive Attack a un tropisme prononcé pour les chanteuses permettant de donner une coloration renouvelée à ses compositions : Hope Sandoval, Liz Frazer, Marina Topley Bird offrent leurs voix au groupe de Bristol pour des titres enregistrés, et sur scène, le cas échant. Très différentes les unes des autres, elles nuancent sans le pervertir l’ADN du groupe, celui du brassage des influences musicales. Devenu la pièce maitresse de la scène de Bristol, Massive Attack suscite des vocations : Tricky, Portishead, Banksy profitent de l’environnement porteur pour se joindre à la fête. En couches successives l’auteure nous fait découvrir les multiples ramifications de l’univers créé autour de Massive Attack, marqué par la pluralité des influences, l’innovation dans la production et la mise en scène de ses créations. Le titre de l’ouvrage rend compte de la philosophie du groupe : toujours en mouvement, en révolution, à conjuguer différentes formes d’expression artistique. Il ne stationne guère longtemps dans sa zone de confort.
– Massive Attack, groupe total
Street art, peinture – très marquée par l’influence de Jean-Michel Basquiat – pochettes d’albums, arts visuels, musique, les membres de Massive Attack se constituent en un groupe total auquel il manque cependant longtemps une légitimité scénique. L’auteure s’attarde sur les dispositifs que le groupe utilise pour enrichir et déployer son identité artistique : leurs vidéos clips sont extrêmement soignés et prolongent l’ambiance underground, électronique et parfois angoissante de leurs compositions. La scène devient peu à peu un nouvel espace créatif : vidéos, jeux de lumières, slogans, messages en formes de punchlines interpellent le public. Massive Attack, depuis ses débuts a partie liée avec les soubresauts de la planète : le groupe sort son premier album en pleine guerre du Golfe. Stigmatisé, il doit consentir à se défaire de la seconde partie de son nom pour satisfaire sa maison de disque. Moyen Orient, 11 septembre, Katrina, conflit israélo-palestien inspirent les écritures musicales et les jeux de scène du groupe.
On pourra dire que cette histoire est déjà accessible à celles et ceux qui s’intéressent à Massive Attack et au Bristol Sound, ou plus largement à l’histoire des musiques populaires. La presse l’a documentée, les Inrockuptibles, entre autres s’en sont chargés. Mais Mélissa Chemam a quelques bottes secrètes qui lui donnent une longueur d’avance sur le reste des sources disponibles. Elle a effectué plusieurs entretiens récents avec Robert del Naja, prolongés et précisés par des échanges épistolaires électroniques. Cela lui donne suffisamment de matériel pour dresser un portrait très dense et ciselé de cet artiste complexe aux multiples talents : il devient le guide du lectorat dans cette histoire dont il est l’âme et la colonne vertébrale. Du travail d’un groupe dont on ne retient trop souvent que les fabuleuses ambiances sonores, l’auteure prend la peine de s’arrêter sur ses textes : ils sont disséqués, sélectionnés et analysés pour renforcer son récit. On y gagne en complexité et en profondeur. Il en ressort une impression de puissance créative polymorphe, qui donne furieusement envie de reprendre tout pas à pas pour se replonger intensément dans la discographie du groupe et plus largement dans son univers artistique.
On referme donc le livre de Mélissa Chemam satisfait.es et repu.es mais l’esprit en ébulition. Bienheureuse celle, heureux celui, qui parviendra à dresser une cartographie des réseaux du Bristol Sound à partir ou autour de Massive Attack pour prolonger ce travail. Celles et ceux qui poursuivront les études sociologiques ou musicologiques sur ces mouvements musicaux nés à Bristol auront aussi de quoi s’occuper. Le livre de Mélissa Chemam ne se contente pas de combler, avec brio, un vide, il ouvre des perspectives de recherches stimulantes. Avec de longues heures d’écoute musicales en perspective.
[1] BEAUVALLET, Jean-Daniel, Blue Lines, Massive Attack, in Les Inrockuptibles n°1054, du 10 au 16 février 2016, p.6
[2] CHEMAM, Mélissa, En dehors de la zone de confort, Paris, Editions Anne Carrière, 2016
[3] LESIEUR, Jennifer, Massive Attack: de A à Z, Paris : Prélude et fugue, 2002
[4] JOHNSON, Phil, Straight outta Bristol, Londres, Hodder & Stoughton, 1996
[5] En septembre 2016, le journaliste anglais Craig Williams affirme que Banksy serait un groupe d’individus comprenant Robert del Naja aka 3D de Massive Attack.
[6] CHIVALLON, Christine, « Bristol et la mémoire de l’esclavage », Annales de la Recherche Urbaine n°85, 0180-930-XII-99/85/p. 100-110
[7] Il semble que cette salle soit en passe d’être rebaptisée : https://www.theguardian.com/uk-news/2017/apr/26/bristol-colston-hall-to-drop-name-of-slave-trader-after-protests
[8] Loi imposant une limitation, un quota à l’entrée des citoyens issus des pays du Commonwealth au Royaume Uni. Initié par le parti conservateur il fut successivement renforcé en 1968 et 1971.
[9] The wild bunch est le titre original du film de Peckinpah dont la tarduction française est La horde sauvage.
[10] On connaît Neneh Cherry pour son ascendance, elle est la belle fille du trompettiste Don Cherry, moins pour ses fréquentations punks et post punks : elle traine à Londres sur Ladbroke Grove en 1981, fricote avec les Slits et Rip Rig Panic qui partage son batteur Bruce Smith (1erépoux de N. Cherry) avec le Pop Group de Bristol.
[11] Sterne, Jonathan. « Pour en finir avec la fidélité (les médias sont des instruments) », Mouvements, vol. no 42, no. 5, 2005, pp. 43-53.
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