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Avenirs du capitalisme :
entre crises et rebonds, un futur ouvert à tous les possibles
Le Monde | • Mis à jour le | Par Robert Boyer (a été directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et directeur de recherche au CNRS. Il a récemment écrit « Economie politique des capitalismes » (La Découverte, à paraître le 29 octobre))
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Face à l’incertitude quant au devenir du capitalisme contemporain, un retour sur son histoire et ses grands penseurs s’impose : le capitalisme, aussi contradictoire soit-il, progresse à travers ses grandes crises. Celle ouverte en 2008 ne fait pas exception et marque un redéploiement, entre résilience et risque d’une crise plus sévère encore.
La notion de capitalisme a longtemps été polémique, opposant, d’un côté, des marxistes qui anticipaient son effondrement et, de l’autre, les libéraux qui en vantaient l’efficacité. Pour Fernand Braudel, les marchands sont les acteurs des premières formes du capitalisme.
Grâce à la densification des échanges au long cours, se forment les prix des produits échangés internationalement et se constitue une classe qui s’oppose au pouvoir politique chargé d’un territoire.
On retrouve cette propriété canonique dans la phase actuelle d’internationalisation : le capitalisme transcende les frontières nationales, et les pouvoirs politiques locaux voient leur autonomie se réduire dramatiquement. Karl Marx prolonge et étend cette vision de la transformation de l’espace par le capitalisme, mais il perçoit les conséquences révolutionnaires de l’émergence du capitalisme industriel, qui ouvre une nouvelle période historique. Avec, d’un côté, l’industrialisation de la Chine et, de l’autre, la diffusion mondiale des innovations et des flux financiers, la dernière décennie marque l’entrée dans une période sans précédent.
Toute crise peut être celle de l’effondrement
Enfin, on doit à Rudolf Hilferding d’avoir, le premier, proposé la vision irénique d’une transition vers un capitalisme financier capable de planifier son développement et d’éliminer la possibilité même de crise. Au début de la décennie 2000, financiers et macro-économistes, observant une croissance sans inflation, crurent qu’ils avaient éliminé les cycles économiques. Ils réitéraient ainsi l’erreur de Hilferding, car la plus sévère crise financière depuis l’entre-deux-guerres est venue rappeler l’intuition fondamentale de Marx, à savoir que les crises sont consubstantielles au capitalisme.
A priori, toute crise peut être celle de l’effondrement que prévoyaient les auteurs marxistes. Pourtant, l’histoire économique souligne que les crises et les guerres mondiales furent aussi à l’origine de transformations de grande ampleur, qui ont finalement assuré la survie puis la résilience de ce régime pourtant si contradictoire et conflictuel. La monnaie de crédit, l’impôt sur le revenu, la politique industrielle puis d’innovation, et la couverture sociale, sont autant de conséquences de la conjonction de ces crises et de ces guerres.
LA DIFFUSION MONDIALE DU CAPITAL CRÉE DE NOUVELLES FORMES DE CAPITALISME
Si le processus d’internationalisation, la tendance à l’instabilité économique et l’accentuation des inégalités sont des traits communs à toutes les phases de triomphe de l’esprit du capitalisme, la période contemporaine fait ressortir trois nouveautés majeures. D’abord, un conflit ouvert émerge entre capitalisme et démocratie.
Ensuite, la diffusion mondiale du capital crée de nouvelles formes de capitalisme, dont la diversité contribue à sa résilience. Mais dans un second temps, cette hétérogénéité, liée à la variété des compromis fondateurs propres à chaque Etat-nation, suscite d’autres contradictions, d’autres sources de crises : qu’on songe aux relations qu’entretiennent le capitalisme financier américain et le capitalisme industrialiste de la Chine.
Enfin, depuis la fin des « trente glorieuses », une série de transformations, en apparence marginales, sont intervenues : l’ouverture progressive au commerce mondial, une silencieuse déréglementation financière, le financement des déficits publics par endettement auprès de la finance internationale débouchent sur une configuration sans précédent des économies nationales comme de leurs relations.
Banquiers centraux, ministres des finances et économistes doivent opérer dans un contexte pour lequel ils ne disposent d’aucune théorie établie. Les théories économiques naissent de ces transformations du capitalisme, et le péril de la situation présente tient au fait que tous continuent à raisonner dans des cadres analytiques que l’évolution du capitalisme a rendus obsolètes.
Logique du marché approfondie et extension géographique
Pourquoi le capitalisme a-t-il survécu à ses grandes crises ? D’abord, par un approfondissement de la logique du marché dans de nouveaux domaines et secteurs, ensuite, par une extension géographique de son emprise, et finalement, par la formation des normes sociales, des attentes des opinions publiques et des idéologies. Ces mécanismes sont à l’œuvre et façonnent d’ores et déjà les capitalismes du XXIe siècle.
La science, l’éducation et la santé sont des secteurs privilégiés d’expansion d’un nouveau capitalisme. Mais le recours au marché implique de notables inefficacités et une explosion des inégalités en matière de revenus et d’espérance de vie. Le projet futuriste d’un homme augmenté grâce aux technologies porte en germe une exacerbation de ces tendances. S’ouvre aussi une alternative dans laquelle ces secteurs seraient financés par la collectivité. Ce pourrait être la base d’un modèle plus égalitaire et inclusif, dans lequel la recherche de la prospérité remplacerait celle du profit et de la croissance.
Le redéploiement du capitalisme dans une variété de contextes sociaux et politiques renouvelle sa diversité, possible facteur de stabilisation de l’économie mondiale, mais ce peut aussi être la source d’un « conflit de civilisations ».
Des opinions publiques façonnées
Enfin, à travers les médias, les grandes entreprises parviennent à canaliser, si ce n’est façonner, les représentations et les attentes des opinions publiques. Mais le succès n’est pas garanti : si aux Etats-Unis, les perdants du jeu économique s’attribuent la responsabilité individuelle de leur échec, en Europe en revanche, l’opinion publique impute crises et chômage de masse aux failles du système et à la responsabilité des élites.
Si le capitalisme mesure sa fragilité lors des crises, celles-ci sont autant d’occasions d’accélérer la destruction d’un ordre ancien et d’explorer de nouvelles sources de profit. Les dernières décennies ont été marquées par l’érosion, voire la destruction, de nombre d’institutions économiques, mais aujourd’hui le dynamisme sans limite du capitalisme met en péril le fondement du lien social : un sentiment de solidarité auquel répond l’organisation de l’Etat.
Reste ouverte la possibilité, encore lointaine, que l’internationalisation débouche, à terme, sur une gestion collective de biens communs globaux, comme la stabilité financière et la préservation du climat. A son tour, un tel changement permettrait l’essor de diverses formes de capitalisme en réponse à la variété des configurations politiques propres à chaque société.
- Robert Boyer (a été directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et directeur de recherche au CNRS. Il a récemment écrit « Economie politique des capitalismes » (La Découverte, à paraître le 29 octobre))
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