Come Prima – Alfred – Entretien
‘Come Prima’, Comme Avant en italien, est le nouveau projet du
scénariste, auteur, dessinateur de talent Alfred, chez Delcourt. C’est cette
fois sur les routes d’Italie qu’il nous emmène, pour le voyage d’une fratrie
vers le passé mais aussi vers une possible réconciliation. Un voyage tout en
couleurs et en émotions.
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Mélissa Chemam
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‘Come Prima’ est assez différent de vos livres
précédents, comment est né ce projet de bande dessinée sur l’Italie, la famille
et les souvenirs de deux frères longtemps séparés, Fabio et Giovanni ?
Cette histoire a ses sources
dans des faits personnels. C’est une fiction, pas une autobiographie, mais j’ai
en effet des origines italiennes, j’ai vécu trois ans en Italie au moment où je
suis devenu papa, et j’ai commencé à avoir des interrogations sur le dessin. Je
n’arrivais plus à dessiner autant. Alors j’ai compensé en écrivant plus, des
notes, des idées, des questions que j’avais en tête, comme une sorte de
vide-poche mental… Jusqu'à remplir deux carnets, et des fils se sont tissés et
lier. J’ai toujours eu un rapport très proche à l’Italie. Cette culture m’a été
transmise par mon père, nous y avons passé beaucoup de temps, enfants, je
connais la langue, mais j’ai tout de même passé ensuite dix ans sans y
retourner. Quand je m’y suis installé, arrivant avec un enfant de plus, des
choses sont remontées. Je me suis interrogé sur mes rapports avec mes propres
frères, mon père. Et j’ai fantasmé sur cette histoire de famille qui est devenu
ce livre. Il est nourri d’histoires que j’entends depuis que je suis enfant,
sur les années mussoliniennes, mon grand-père a traversé tout cela, il avait 20
ans avant la Seconde Guerre mondiale. Vers 6, 7 ans, j’entendais ces débats,
entre ceux qui avaient été pour les fascistes, ceux qui avaient été contre.
Cette mythologie familiale a engendré de nombreux ingrédients pour cette
histoire, avec lesquels je me parlais à moi-même. Et c’est devenu cette
fiction, une histoire au-delà de mon histoire. Ni Fabio, ni Giovanni ne sont
moi.
Le livre a-t-il commencé par le dessin ou est-il parti
d’un scenario ?
J’ai eu besoin d’une urgence
pour arriver à cette histoire. J’avais un synopsis, mais je l’ai totalement
bouleversé pour écrire ce livre tel qu’il est. J’ai petit à petit établi une
méthode construite au jour le jour, en commençant à dessiner le livre, et j’ai
remis à plat toute mon histoire. J’ai passé des mois à travailler le scenario
et pourtant je n’arrivais pas à commencer les dessins. Et malgré les cinquante
pages écrites, j’avais le sentiment de me tromper et j’ai modifié au final les
deux tiers du scenario. Je suis sorti complètement de ce que j’avais tracé
initialement car j’ai voulu faire le chemin en même temps que les personnages
qui se retrouvent à prendre la route vers l’Italie. Par exemple, une fois Fabio
et son frère Giovanni partis sur la route, j’ai complètement inventé la scène
du vol de leur voiture, qui les mène à s’arrêter et à rencontrer ce prêtre un
peu alcoolisé. J’ai voyagé en même temps qu’eux et je me suis mis dans une
situation d’inconfort pour mieux créer cette histoire. D’habitude, je suis fidèle
aux scenarios que j’écris, que je co-écris ou adapte. Mais je suis finalement
heureux de l’avoir écrit comme cela. Et puis il y a aussi eu ce besoin de
passer par le genre du road movie.
L’histoire de Fabio et de Giovanni est une histoire de
retrouvailles, mais elle doit d’abord passer par cette route et par le conflit,
et vous nous entraînez avec eux dans un grand départ, avec une succession de
mystères…
La route, c’est une chose qui
était là aussi depuis le début, comme une charnière. Mon intention était de
créer un rythme en deux temps, avec un temps présent et des passages en flash
back. Au début, oui, c’est sûr, ces flashes back sont peu compréhensibles. Puis
tout cela s’affine, le sens s’enrichit d’une case à une autre, par la
juxtaposition d’une case à côté d’une autre… Le premier tempo, j’ai voulu qu’il
soit clair : c’est le présent, Giovanni retrouve son grand frère Fabio en
France et lui annonce la nouvelle de la mort de leur père. Le second est plus
confus : ces images reviennent aux personnages, comme un refrain, une
rengaine, avec leur part de mystère en effet. On ne sait d’ailleurs pas si
ce sont des souvenirs de Fabio ou Giovanni ou les deux. Ils reposent aussi sur
des malentendus et des non-dits qui tournent en tête, on connaît tous cette
sensation. Les images sont très fortes pour eux. Par exemple, cette image de la
poule, elle n’est pas tout de suite parlante, mais on se doute que c’est un détail
très précis, et puis il y a le bateau, le retour de Fabio avant son départ
définitif que Giovanni redoute.
Laissez-vous aussi volontairement flotter le doute
sur leur point de départ et leur destination ?
Oui. Au départ, j’ai cru -
naïvement – pouvoir tracer un parcours réaliste et plausible. Quelle erreur…
J’avais besoin de plus de flou car je voulais évoquer des éléments de toute
l’Italie, pas seulement le Nord, ni seulement le Sud. J’avais envie de dessiner
un village du nord et des éléments de la campagne toscane dont j’ai tant de
souvenirs. Pareil côté français. Fabio et Giovanni partent de France, mais sans
précisions. Disons qu’ils partent plus ou moins d’une banlieue du nord du pays,
traversent plus ou moins le centre puis les Alpes. Mais tous les lieux dessinés
ont existé pour moi. Comme par exemple la gare, mais elle n’est pas du tout
dans cette région du Sud de l’Italie où ils vont, si l’on considère la route et
les paysages. Je représente une Italie imaginaire, fantasmée, recréée. Je travaille
de manière instinctive. A trois jours de finir le livre pour le rendre à
l’éditeur, je n’étais pas sûr de la fin…
Vous avez ainsi travaillé pour ce livre deux styles qui
ont évolué parallèlement ?
Oui. Le temps présent de la
narration est plus classique. Le lecteur y trouvera plus facilement des
repères. Dans mon travail, j’ai toujours mis l’aspect ‘parfait’ du dessin de
côté pour dessiner juste, mais là je voulais une forme plus stricte, une
grammaire esthétique qui accompagne et permis de garder la route dans ce flot.
Pour le deuxième niveau de style, j’ai choisi des encres, du style
sérigraphique presque, peu de couleurs, des aplats et des traits parfois
incomplets, stylisés, simplifiés, presqu’effacés parfois. Comme les souvenirs.
Avec des bleus, des rouges vifs, pour rester dans l’émotion et l’intime.
L’histoire commence par la boxe, dont vit Fabio, par le
combat métaphorique entre les deux frères, et tout au long de l’histoire il
semble que la violence peut être le choix que font ceux qui n’arrivent pas à
communiquer par les mots, est-ce le cas ?
J’ai choisi exprès la boxe
pour cela, pour montrer cette échappatoire qu’a choisi Fabio, oui. D’abord, la
boxe, c’est aussi une métaphore de la vie, un archétype que j’ai choisi
volontairement, celui de la vie comme combat. Fabio a quitté sa famille parce
qu’il voulait vivre la grande vie, mais comme sur le ring, il prend des coups.
Comme tout le monde. C’est un cliché qui me sert à donner des repères. Cela
campe le personnage rapidement : quand il n’a pas les mots, il en vient à
la force physique, c’est tellement plus simple que d’essayer de comprendre. Ce
n’est ensuite pas une histoire de boxe au premier degré, mais celle d’un
combat, d’un duo aussi, avec un arbitre, entre ces trois personnages, les deux
fils et leur père. Les rôles de deux combattants s’échangent au cours de leur
vie.
Autour de ces trois figures se relient finalement les
thèmes de la mort et de la naissance, de la renaissance aussi ?
Oui. Et c’est tout ce chemin
qu’ils font qui donnent des réponses. Au début il y a l’annonce d’une mort.
Puis la naissance sera par la suite très présente parce que j’ai voulu que le
livre se termine avec quelque chose qui commence… Le début d’une vie et un
retour. Entre les deux, il y a tous les imprévus.
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Alfred - Planches commentées : page 21, 22, 23
Planche 21 :
Cette scène est une des
premières que j’ai écrite pour ce livre. Avant même le début du livre, qui
commence avec le combat de boxe et la rencontre entre les deux frères. Et ces
cases n’ont pas bougé depuis, contrairement à un grand nombre de planches. La
première mouture a été la bonne, ici, alors que la première partie qui y mène a
beaucoup changé. Toute cette scène du parking culmine ici et elle sert de
pivot. J’ai beaucoup tourné autour du reste pour arriver à cette planche-là qui
était déterminante pour moi. Je voulais que les frères se disent ces mots-là,
comme : « je voulais que tu saches », dit Giovanni à son frère
Fabio à propos de leur père. Et l’autre qui répond : « Bon
voyage », « tu as grandi, tu n’as pas besoin de moi »… Le dessin
lui découle du fait que l’ensemble de la séquence menant à cette planche était
compliqué par la gestion de la distance à garder entre les deux personnages,
que je voulais tout de même faire entre dans la même case. Il y a une frontière
imaginaire qu’ils refusent de franchir. Et puis vient leur seul contact :
le coup. Ils se bousculent via l’épaule, et c’est comme s’ils devaient se
remettre en route. Jusque-là, les deux frères étaient immobiles ; ils sont
alors remis en branle. L’un dégage l’autre en quelque sorte. Il m’a fallu
chercher les bons angles et gérer l’espace. Et puis arrive en même temps cette
nuit, en tombée théâtrale, avec la pluie, tout cela est une mise en scène
voulue, après cette planche et les deux suivantes, on passe à un lendemain, une
page se tourne.
Planche 22 :
Alors là on plonge lentement
dans le noir avant d’ouvrir le nouveau chapitre. Le chapitre qui finit était
très concret, par cette planche, je finis le chapitre avant la transition, en
mettant le lecteur dans le rythme par les effets graphiques. Sur cette planche,
il n’y a que trois cases, parallèles, longilignes. Et le personnage de Giovanni
se retrouve seul avec son urne… Il vient d’annoncer à son frère que leur père
est mort et que ce qui reste de lui, dans cette urne, il veut le ramener chez
eux en Italie, mais son frère est parti, il lui a tourné le dos. Et cette
solitude résonne. Dans la deuxième case, il n’y a plus que la nuit et une
bulle, quelques mots. Puis dans la troisième, il n’y a plus rien. Giovanni se
retrouve seul comme un pauvre garçon et seul face à ce vide. Il y a ici une
volonté d’efficacité narrative. Giovanni est dépassé après tout ce qui vient de
se passer, cette image, de Gio seul, elle a aussi évolué, je l’ai changée
plusieurs fois avant de me décider. Des le départ, je savais que je voulais
terminer cette page par un vide : il n’y aurait plus de son, plus de
paroles. Et toute la scène est comme lavée, nettoyée. C’est aussi le rôle de la
pluie. A l’échelle de ce qui va suivre, dit cette planche, cette dispute qui
précède et culmine dans la planche 21, n’a pas tellement d’importance. La
dispute aussi est balayée en quelque sorte, par la pluie, la nuit et le
silence. Et tout cela finit dans cette disparition progressive. J’ai toujours
eu un intérêt pour l’effacement, à travers le dessin, comme dans mes autres
livres ‘Pourquoi j’ai tué Pierre’ et ‘Je mourrai pas gibier’. C’est aussi une
manière de mettre en scène les évènements. Cet effet va d’ailleurs se répéter à
d’autres endroits du livre. Et là c’est vraiment la fin du chapitre. On enlève
les comédiens et on fait place à un nouveau décor.
Planche 23 :
Et là tout bascule. On est
dans une sorte d’entracte. Ce vocabulaire théâtral compte beaucoup pour moi,
les références à la construction scénique me sont très utiles pour le scenario
comme le dessin. Et ici l’effet est flagrant. On développe une forme d’entracte
via le flash back. On arrive là sur une planche toute opposée, très lumineuse,
d’un coup. Et de plus il s’agit d’une séquence très abstraite, ce filet avec
ces poissons pris au piège, et l’on retrouve dans les deux cases suivantes nos
deux personnages, dans un souvenir. On devine que ce sont eux mais quelque
vingt ans plus tôt. Le contraste avec les planches précédentes se veut
saisissant, on est presque perdu. On recommence l’histoire avec un tout autre
traitement graphique. On a face à nous deux gamins, et ces poissons. L’image du
port de l’attente qui va revenir d’ailleurs. C’est d’abord l’image évidente du
piège qui ouvre cette planche, de ces petits poissons empêtrés, pris dans un
gros filet, et cette lumière qui pourrait presque faire mal aux yeux, par
contraste. On a basculé dans un autre temps, et les couleurs se sont épurées,
le graphisme est différent. Je voulais que ces temps de souvenirs soient plus
émotionnels, plus sensibles, plus évanescents. On sait que le chapitre
précédent est fini et la page suivant nous amènera dans une nouvelle page de
leur histoire. C’est tout le procédé de ce livre, ces deux chartres graphiques
qui s’entrelacent. Ici, au début, il
a encore beaucoup de mystère, on ne sait pas à quoi fond référence ces
images, mais on devine petit a petit. Le dessin renvoie à un passé, au
flashback, à la mémoire émotive.
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