09/09/2014

'Hippocrate' et le sort oublié des médecins étrangers en France



Hippocrate, un film «criant de vérité» selon les étudiants en médecine

     
  • Publié le 
http://etudiant.lefigaro.fr/les-news/actu/detail/article/un-film-criant-de-verite-selon-les-etudiants-en-medecine-8632/



A l'occasion de la sortie du film 'Hippocrate', je me remémore ce sujet des médecins étrangers que je connais bien, un des premiers sur lesquels j'ai travaillé, jeune pigiste. Voici au passage l'enquête que j'avais réalisée en 2004 pour le PRIX AJIS DE L’INFORMATION SOCIALE – 2004 :




Les oubliés de l’Hôpital



Soigner et émigrer ne doivent aujourd’hui plus être compatibles en France. C’est en tout cas ce que la dernière réglementation  sur les praticiens hospitaliers à diplôme hors Union européenne a imposé aux quelques milliers de médecins, dentistes, pharmaciens et autres professionnels de la santé arrivés en France, sans le savoir, avec le mauvais diplôme. Sur quel avenir peuvent-ils désormais compter ? Enquête.




Un homme d’une trentaine d’année, banalisé par la blouse verte des internes de Centres hospitaliers universitaires, attend son tour dans les couloirs du service de chirurgie digestive du Docteur Laurent Hannoun, à La Pitié-Salpétrière. Il attend de savoir si sa garde du week-end, qu’il effectue régulièrement en marge de sa semaine de travail largement supérieure à 35 heures, débouchera sur une, deux ou plusieurs interventions chirurgicales. Lasha a fini ses études de médecine, a exercé plusieurs années la médecine, mais attend encore dans les couloirs du service son tour de bloc opératoire, un jour de énième garde supplémentaire.

A grand hôpital, grands besoins

Derrière les portes des grands bâtiments aux architectures disparates de la Pitié-Salpétrière, ce grand labyrinthe hospitalier du 13e arrondissement de Paris, travaillent de nombreux médecins, généralistes et spécialistes, entourés d’infirmiers, d’aides-soignants, d’anesthésistes, de dentistes et autres sages-femmes, aux cursus parfaitement réglementés par la loi et l’Ordre des médecins. En France, on ne peut devenir praticien médical sans passer par une formation bien déterminée et complexe, en université de médecine, pharmacie ou école d’infirmières.

Pourtant, dans ce même hôpital de La Pitié-Salpétrière, peu de services pourraient parfaitement fonctionner avec seulement ces praticiens recrutés par les sélectifs « numerus clausus » de chaque cursus. C’est pourquoi depuis les années 1980, de nombreux hôpitaux français, et surtout parisiens, ont eu recours à l’exercice de médecins diplômés hors des universités françaises pour palier le manque de personnel médical dû à la gestion des quotas diplômés instaurée en 1977.

Lasha Sulaberidze est géorgien. Il travaille depuis bientôt six mois au service de chirurgie digestive de la Salpétrière en qualité de « faisant fonction d’interne ». C’est-à-dire qu’il effectue un stage pratique d’interne en chirurgie comme les étudiants en médecine de 24 ou 25 ans. 

« Dans mon pays, je suis depuis longtemps chirurgien. J’ai mes commencé mes études sous la période soviétique, puis j’ai exercé ma spécialité à Tbilissi, avant de partir pour me former à Moscou. Seulement l’état de la médecine, jusqu’alors très bonne en URSS, n’a fait que stagner après 1991. De retour à Tbilissi, ce qui m’a poussé à venir en France, c’est mon désir d’apprendre et de progresser dans ma profession. » 

Lasha est arrivé en France en 2000, parlant à peine le français, dans le cadre d’un symposium international qui lui fit découvrir concrètement le niveau de progression de la recherche et de la médecine en France. C’est par le biais du Collège de Médecine, qui lui a quelques mois plus tard accordé une bourse, que Lasha a pu envisager de venir faire ses classes en France. 

« Lorsque je suis arrivée à l’hôpital Bichat à Paris, je ne savais pas que j’exercerais la fonction d’interne, car j’ai été des années chirurgien dans mon pays. Mais ça ne m’a pas gêné ; je venais essentiellement pour apprendre. Dans ma position, on ne peut pas exagérer et exiger en plus un emploi durable. J’ai donc commencé à être interne de chirurgie à l’hôpital Bichat ». 

Des milliers de médecins aux espoirs piétinés

Les médecins à diplômes étrangers exerçant en France sont environ 10 000. 2000 d’entre eux sont arrivés après 1999, date tournant pour les praticiens diplômés hors Union européenne. En effet, à cette date la loi CMU [1] prévoit une réglementation clarifiante du travail des PADHUE, praticiens à diplôme hors Union européenne comme on les désigne légalement. La loi implique que tout médecin à diplôme hors UE arrivant désormais en France ne peut pas être recruté. La cause en est que le nombre de médecins diplômés chaque année dans les facultés de médecine françaises, auquel vient s’ajouter le nombre de médecins à diplôme hors UE déjà en exercice, doit suffire à remplir les besoins des hôpitaux publics français. Bien sûr, sur le plan pratique, la régulation des arrivées de ces médecins, et de leur désir d’exercer en France leur profession ne se fait pas si simplement. C’est pourquoi la loi de 1999 avait également prévu qu’un décret vienne compléter ce dispositif d’ici 2001. Ce décret devait ouvrir un nouveau système de recrutement sous condition, avec un concours particulier pour les PADHUE. Mais le décret n’est jamais venu.

« Nous connaissons aujourd’hui une complexité juridique absolue », avoue Cyril Wolmark, représentant du GISTI [2]. « Il n’existe pas moins de trois statuts de postes précaires pour les médecins à diplôme étranger : les attachés associés, les assistants associés et les faisant fonction d’interne. Ces médecins ne devraient plus être recrutés, selon la loi de 1999, mais ils le sont encore bien sûr, soit par tolérance de l’administration hospitalière, soit par besoin dans le cas des renouvellements des faisant fonction d’internes, dont les hôpitaux ont toujours besoin. Et la situation n’est pas prête de s’arranger car la législation prévoit une gestion du problème par des quotas, et ne tient pas compte du désir d’exercer de ces médecins. Il y aura toujours des gens pour préférer être en situation précaire que de repartir. »

Ainsi, un spécialiste en chirurgie comme Lasha Sulaberidze est quasiment certain de ne jamais exercer sa spécialité en France. « J’ai obtenu une bourse qui me permet de me perfectionner en France, mais pas d’être considéré comme spécialiste dans ce pays. Pour pouvoir un jour exercer ma spécialité, il me faudrait repasser le concours de PCEM 1 [3]  et celui de l’internat, avec le risque d’intégrer une autre spécialité. Cela veut dire reprendre cinq années d’études, sans être payé, et pour passer un concours de première année quasiment impossible pour un trentenaire, et qui plus est pour un étranger [4]. » Pourtant Lasha a bénéficié à plusieurs reprise de la recommandation et du soutien de son premier chef de service, le professeur Gallot, à Bichat. Mais les compétences ne suffisent pas pour se faire recruter. « Dans mon cas, ça n’a jamais été un problème de travailler ici sans envisager d’avenir professionnel stable, car je veux rentrer dans mon pays. Mais c’est difficile, je sais qu’une fois de retour en Géorgie je ferai partie des médecins les mieux formés et il me faudra gérer des services entiers. Or en France on ne me laisse pour l’instant aucune forme de responsabilité ; je travaille comme un étudiant interne de 25 ans. Par contre, pour mes collègues étrangers, le désir de rester exercer leur métier en France est beaucoup plus fort, voire vital. »

C’est notamment le cas de Safi Dokmak, interne de chirurgie digestive dans le même service de la Pitié-Salpétrière que Lasha. « Safi a effectué un cursus complet au niveau de la réglementation des concours », explique son chef de service, le Docteur Laurent Hannoun. D’origine libanaise, Safi s’est rendu en France pour des raisons à la fois personnelles, politiques et professionnelles. Et après une formation aboutie, il souhaiterait rester dans le pays qui lui a apporté l’épanouissement qu’il recherchait. Et ils sont nombreux à être dans sa situation, à avoir investi des années de leur vie pour se mettre au niveau d’excellence de la médecine, de la chirurgie, de la pharmacie française, et à attendre qu’un décret leur donne le droit de passer le concours final qui décidera de leur sort professionnel, et par conséquent aussi personnel. Comme Safi, le docteur Atallah, anesthésiste en réanimation à la Pitié et d’origine libanaise, est le parfait candidat à la pérennisation de ses fonctions à l’hôpital. De même, le Docteur Chatatenski, chirurgien d’origine russe exerçant au CHU[5] d’Orsay, aimerait poursuivre son métier dans le pays qui le lui a le plus appris.

De la difficulté de régulariser la précarité

Pour le Docteur Tawil, délégué général du Syndicat National des Praticiens  Adjoints Contractuels, à diplôme étranger, il est important de travailler à régulariser ces situations précaires. « Nous ne voulons pas que ces médecins travaillent illégalement comme assistants attachés. Qu’est-ce que cela peut leur apporter désormais après la stricte loi de 1999 ? Ils ne trouveraient plus de postes stables. Mais les hôpitaux ont encore des besoins non pourvus et demandent des dérogations sauvages à l’administration hospitalière pour continuer à se servir de ses bons médecins non reconnus. On risque de retomber dans la situation des années 1980 qui frôlait l’exploitation de ces médecins ». 

Le Docteur Tawil est lui titularisé. Arrivé en 1982, il a traversé toutes les étapes de régulation permise par la situation législative antérieure à 1999 avant de devenir chirurgien au CHU d’Orsay. « Là où le syndicat peut être utile aujourd’hui, c’est pour l’obtention d’un décret mettant en place la fameuse « nouvelle procédure de recrutement » (NPR), attendue depuis 1999 et promise pour 2001 ». En effet, les médecins potentiellement concernés par celle-ci sont au moins 3000, dont 1000 arrivés avant 1999 et coincés entre deux législations. Sans compter que des médecins à diplôme étranger arrivent continuellement en France et trouvent des postes précaires, étant donnés les besoins en personnel des hôpitaux publics. « De nombreux médecins, chirurgiens, dentistes travaillent à l’hôpital comme aide-soignant ou infirmiers », raconte Lasha. « Il préfère rester en France sans exercer leur fonction que de devoir repartir. »

Il faut de plus savoir que le décret devant lancer la nouvelle procédure de recrutement ne pourra pas régler les situations de la majorité de ces médecins en situation précaire. « Par exemple, les besoins en chirurgie orthopédique pour 2005, année où devrait être lancée la NPR, sont estimés à 15 postes pour les médecins à diplôme étrangers », explique le Dr Tawil. « Et pour ce qui est de pouvoir exercer en ville, cela nécessitera de penser, après les deux examens que comprendra la NPR, un examen spécifique et d’obtenir la reconnaissance de l’Ordre des médecins ».  

« Je vois tous les jours de médecins diplômés dans leur pays travailler ici à des postes précaires, raconte Lasha. Ce système d’équivalence complexe n’est pas efficace, ni juste, mais il faut savoir ce que l’on veut en arrivant dans un pays à la médecine internationalement reconnue : apprendre son métier ou immigrer. Toute la question est là, la France ne permet pas de vouloir les deux ». 

Lasha rentrera donc dans son pays d’ici un ou deux ans maximum, même si sa femme et sa fille vivent régulièrement avec lui à Paris et apprennent avec ardeur le français. « Ma fille apprend la langue avec mon voisin français, qui lui a toujours rêvé d’apprendre le géorgien ! Ils se rendent mutuellement service ainsi. Il adore ma petite fille, et il lui manquera ». 

Mais Safi, quant à lui, n’a pas le même espoir du retour prometteur. Pour lui, son avenir n’est qu’ici. Et son chef de service, le Dr Hannoun, ne demande qu’à le garder. Mais c’est à la loi de décider pour lui.



Avril 2004
Mélissa CHEMAM



[1] Loi sur la Couverture mutuelle universelle, du 27 juillet 1999, dont les articles 60 et 61 réglementent les situations des médecins, dentistes, pharmaciens, sages-femmes diplômées hors Union européenne.
[2] Groupe d’Information et de Soutien des Immigrés (3, villa Marcès 75011 Paris)
[3] Première année du cursus médical français, sanctionnée par un concours au numerus clausus fixe
[4] Le concours de PCEM 1 repose essentiellement sur des épreuves de mathématiques et de physique générales, telles qu’étudiées en Terminale Scientifique
[5] Centre hospitalier universitaire, accueillant les étudiants en médecine durant leur internat et clinicat


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