Sur l'une des pièces les plus attendues de la rentrée, l'article de Jean-Pierre Thibaudat :
« Idiot ! Parce que nous aurions dû nous aimer », un acte de théâtre ravageur s(a)igné Vincent Macaigne
L’entrée dans la salle se fait à fond les décibels (des bouchons pour les oreilles sont à disposition des spectateurs). Arpentant la scène un type hurle pour se faire entendre, faisant un instant baisser le magma de musiques techno-rock où se mêle l’hymne de la Russie, il nous apostrophe, il parle d’une fête, d’un anniversaire et nous invite comme ses acolytes à boire une bière (« c’est gratuit ! »). Qui veut monte les quelques marches qui mènent à la scène, se sert.
Ainsi commence, dans une chaude et tonitruante ambiance « Idiot ! Parce que nous aurions dû nous aimer », un spectacle écrit et mis en scène par Vincent Macaigne. Le spectacle a été créé au Théâtre Vidy de Lausanne, en Suisse, pays où Fedor Dostoïevski conçut et commença à écrire « L’Idiot »
Fumée, boue, mousse et détritus en pagaille
Ceux qui suivent Vincent Macaigne depuis « Requiem 3 » présenté au festival Mettre en scène à Rennes en 2008 jusqu’à son « Hamlet au moins j’aurais laissé un beau cadavre » au festival d’Avignon 2013 ne seront pas surpris. Et plus que ravis de constater que l’énergumène embrase toujours autant qu’il embrasse le théâtre avec une démesure intacte. La notoriété acquise entre temps via le cinéma (comme acteur pour commencer) n’a en rien coupé l’élan vital rageur et la saine sauvagerie qui habitent cette bête de théâtre et illuminent ses spectacles.
Il y a aura de la fumée, de la boue noire, de la mousse, des détritus en pagaille, un mur qui s’écroule, un grand lustre, des corps nus et maculés d’huile, de boue, des visages défigurés de poudre d’or. Il y aura une hache que l’on aiguise à la meule électrique avant d’aller en découdre, des bondieuseries qu’on foutra en l’air, des corps qui trébuchent, se cassent la gueule au pied des spectateurs et des bâches en plastique au premier rang pour se protéger de tout ce qui gicle.
Il y aura un banc vert, un portefeuille perdu, un vase chinois et des histoires de chemins de fer comme attendus par les amoureux du roman. Il y aura des têtes de cerfs empaillés et une tête gonflable de Mickey, des murs en plexiglass contre lesquels se fracasser ou écrire sa détresse, des peluches décharnées, des seaux d’eau, de lait, d’encre, des ballons de fête foraine. Tout un bazar, un chaos, du théâtre « live » à mourir, et au-dessus de la scène un déroulant d’aéroport qui indique la destination : Saint-Pétersbourg, 1868.
Une adaptation libre et fidèle à la fois
Roman prétexte à une méga récréation ? Récréation si l’on veut, récréation assurément, prétexte nullement. Ce spectacle est sans doute l’adaptation à la fois la plus libre et la plus fidèle du roman de Dostoïevski qu’il nous ait été donné de voir sur une scène de théâtre. Et, pour ce qui me concerne, le plus accompli à ce jour des spectacles de Vincent Macaigne.
Tout ce bric-à-brac scénique et sonore n’en est pas un. La fièvre du plateau prend sa source dans l’écriture fiévreuse de « L’idiot » de Dostoïevski, le roman « qui lui coûta le plus de tourments » comme l’écrivait Pierre Pascal, et dont l’ambition première, comme l’auteur le note dans un de ses carnets, était de « représenter un homme absolument excellent » dans un monde sale, pourri où l’argent corrompt tout, où la passion est un agent de destruction massive.
Dostoïevski entendait faire du prince Mychkine « un sphinx », un personnage qui « se révèle lui-même sans explications de la part de l’auteur », Macaigne en fait tout autant. « Le Prince c’est le Christ » notait pour finir Dostoïevski et ce sont des tableaux représentant le Christ qui, défilant en version séance diapo, accompagnent le préambule du spectacle avec, plus tard dans le cours du spectacle, en bonus, un tableau « vivant » de la chose.
Une nouvelle version, plus intense
Ayant vu le spectacle lors de sa création au théâtre de Vidy à Lausanne dont Vincent Baudrier (ex co-directeur du festival d’Avignon) vient de prendre la direction, j’ajoute qu’il était assez vertigineux de voir le héros de retour en Russie raconter qu’il arrive de Suisse où il a passé quatre années pour soigner ses « crises ». Son bienfaiteur étant mort entre temps, son médecin le professeur Schneider (« il guérissait et l’idiotie et la folie, en plus il assurait l’éducation et prenait sur lui le développement spirituel ») vient de le renvoyer sans le sous à Saint-Pétersbourg.
Le prince raconte s’être « réveillé des ténèbres » quand un soir à Bâle il a été réveillé par « le cri d’un âne ». D’un seul coup « tout s’est éclairci » dans sa tête. Cet épisode ne figure pas (sauf erreur) dans la version scénique mais le cri de l’âne travers tout le spectacle de Macaigne.
En 2009, il avait déjà monté « Idiot ! », une première version. Il y revient, on revient toujours à Dostoïevski, avec une force décuplée par un travail d’écriture, bien plus intense, plus radical que celui de la première version, m’a-t-il semblé (difficile d’aller plus avant car les textes des deux versions n’ont pas été publiés et ne sont pas, pour l’instant, accessibles). Macaigne adapte le roman mais, plus encore, il dialogue avec lui-même, avec nous spectateurs, avec l’auteur et ses personnages limités au premier cercle.
Tandis que les spectateurs s’installent et que la sarabande sonore ne perd rien en intensité et que la distribution des gobelets de bière ne mollit pas, au milieu du plateau, un homme, là depuis le début, reste figé mais comme absent ou indifférent à ce qui l’entoure. Il nous regarde. C’est Hippolyte. L’homme n’est pas vieux, mais son médecin l’a prévenu : un mal le ronge (phtisie), ses jours sont comptés. A quoi bon vivre ? Autant décider sa mort plutôt que de la subir.
« Même si je vous crie dessus... »
Ce personnage est secondaire dans le roman. Cependant, dans ses notes de travail, Dostoïevski dit avoir pensé en faire « le principal axe de tout le roman ». Macaigne en fait un pivot de son spectacle : au début donc, il nous regarde, à l’entracte c’est lui qui ira haranguer le public et à la fin, son suicide enfin réussi annonce la fin du spectacle. Dans le dossier de presse, les seuls mots cités du texte sont les siens. Et ces mots c’est plus à nous qu’aux autres personnages qu’il les adresse :
« Regardez-moi, parce que même si je vous crie dessus, même si j’ai souvent hurlé et pire râlé à tout bout de champ, même si parfois j’ai été égoïste à en mourir, et même si jamais je n’ai pas su vous aimer ni dire quoi que ce soit de bon et de réconfortant quand il aurait fallu être bon et réconfortant, même si j’ai disparu tant de fois en laissant seule ma propre famille (…) même si je n’ai pas pu surprendre tous ceux qu’il aurait fallu surprendre pour que la vie puisse enfin encore une fois, encore une petite fois, être un peu, un tout petit peu magique et surprenante, même si je n’ai pas serré fort la main des nouveaux contre mon cœur et les aimer et tomber définitivement et entièrement avec eux dans la boue et aimer ça la boue avec les nouveaux, même si jamais je ne serai cet homme noble et fort et bon et aimant qu’il aurait fallu être pour que tout ça ne soit pas si long et si chiant, et si sombre et si… Je vous ai aimés, mon Dieu, comme je vous ai aimés, vous tous là devant moi (…). »
Un texte signé – saigné – Macaigne, d’après Dostoïevski, avec un lyrisme qui lui est propre. Hippolyte est là comme un frère, Thibault Lacroix, l’acteur qui interprète le rôle accompagne Macaigne depuis le début ou presque (comme la plupart des acteurs).
Tout le travail d’adaptation et de réécriture est à l’aune de ce texte.
La fête d’anniversaire dont il est question, c’est celle des 25 ans de Nastassia Filippovna à « la pâleur terrible » et à « la beauté aveuglante » (Servane Ducorps). Ce soir-là l’égoïste Totski (Rodolphe Poulain), l’homme qui l’a élevée et l’a violée régulièrement, veut s’en débarrasser. Marché a été conclu avec Gania Ivolguine (Thomas Rathier) pour 75 000 roubles, mais le chef de bande Rogojine (Dan Artus qui assiste aussi Macaigne à la mise en scène) renchérira sous l’œil toujours aux aguets de Lebedev (Emmanuel Matte). Le mariage ne se fera pas, au demeurant Gania croit aimer Aglaïa Ivanovna (Pauline Lorillard) qui, elle, en pince pour le prince Mychkine, l’idiot (Pascal Reneric).
Les « vêtements bizarres » du prince Mychkine
Cette soirée dont Macaigne fait la matrice de sa première partie, arrive dans le roman au bout de deux cent cinquante pages. Beau renversement proprement théâtral. Entre temps sont apparus bien d’autres personnages, d’autres viendront encore, une quarantaine en tout.
La force dramaturgique du spectacle est dans cette condensation (une soirée d’anniversaire, et les mêmes des années plus tard dans la seconde partie) et dans cette concentration (huit personnages).
Dostoïevski ne s’attarde pas à décrire les paysages, seul l’humain l’intéresse et plus les tourments des âmes et la teneur des propos que les accoutrements. Du prince Mychkine, l’auteur note qu’il est affublé de « vêtements bizarres » (traduction André Markowicz). Macaigne prend ces mots à la lettre en se souvenant aussi que le Docteur Schneider avait dit au prince qu’il était « un enfant absolu ».
Dans la seconde partie, du temps a passé, le prince est devenu riche (héritage d’un lointain parent), il apparait en habit de lumière, en roi du music-hall, comme si la boule des cabarets s’était déroulée sur son corps en jetant ses éclats – superbe vision. L’affrontement entre Nastassia et Aglaïa va pouvoir donner lieu à une scène intense sous l’œil de tous, y compris des techniciens du théâtre, et d’abord du prince Mychkine qui, aimant l’une et l’autre comme on aime l’eau et le feu, ne sachant plus où donner de la tête, a le tournis.
Seule la toute fin m’a semblé en dessous du roman mais elle en garde cependant l’essentiel : l’épuisement. Des corps, des âmes. Une douceur « étrange » (le mot revient souvent dans « L’Idiot ») nous envahit semblable à celle que diffuse l’acteur Macaigne dans les films dont il est le prince.
Alors à quoi bon en rajouter ? Balancer pour finir « Avec le temps » de Léo Ferré, chanson sublime, m’a semblé plus qu’une facilité, une erreur. On n’a pas besoin de ça. On est plein de sang, de rires et de larmes. On déborde.
En sortant du théâtre, on allume une cigarette, et on se remémore ces vers de Pouchkine (« Elégie ») que Dostoïevski cite dans « l’Idiot » :
« Et que l’amour de son sourire ultimeEclaire encore ma chute dans l’abîme »
Et on se dit que « Idiot ! Parce que nous aurions dû nous aimer » c’est exactement cela.
Encore ceci : les photos qui illustrent cet article ne rendent que très imparfaitement compte du spectacle dont elles sont pourtant extraites. Macaigne les a choisies à dessein : de « belle images ». Autrement dit des leurres. Le spectacle, c’est autre chose. La vie même du théâtre.
« Ce qui compte, c’est la vie, oui la vie seule – sa découverte incessante, éternelle, le processus de cette découverte – et non la découverte en tant que telle ! » dit Hippolyte. Ou Macaigne.
INFOS PRATIQUES
'Idiot! Parce que nous aurions dû nous aimer"
d'après "L'idiot" de Dostoievski, écriture, mise en scène, conception visuelle et scénographique, Vincent Macaigne
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